Sprezaturra
par Pierre Wat
catalogue de l'exposition de la Maison des Arts de Malakoff, 2000
Marie-Claude Bugeaud dessine avec des pinceaux et peint avec des ciseaux. D'un côté, elle trace au pinceau, sur la toile rudement couverte de blanc, des lignes, des entrelacs, entre motif et arabesque. De l'autre, elle découpe dans la couleur ou dans le noir, des aplats, ou ce qu'elle nomme des points - en réalité des taches rondes, irrégulières - qu'elle vient ensuite poser sur la toile. D'un côté elle trace, de l'autre elle découpe, punaise, maroufle. Deux gestes, deux pratiques, donc, menées conjointement, dans un même but : la constitution du tableau. Mais deux pratiques, cependant, dont la réunion, sur le support de toile apprêtée, préserve, au lieu d'abolir, la différence.
Si Marie-Claude Bugeaud dessine au pinceau, fait venir la couleur par les ciseaux, puis maroufle, c'est-à-dire colle ; si les frontières entre dessin, peinture et collage, semblent brouillées, voire abolies, ce n'est pas l'unité, cependant qui est ici visée. Fait de papier et de toile, d'aplats et de traces, le tableau est une surface impure, un lieu qui surgit d'une tension, d'une contradiction irrésolue entre des contraires. D'un côté, donc, il y a la ligne, autrement dit la fluidité, la vitesse, la trace elliptique d'un geste vif. Quelque chose comme de la légèreté, le souvenir d'un bref passage du peintre sur la surface blanche de sa toile. De l'autre il y a le point, comme on dit point d'ancrage, ou de fixation. C'est lui qui fait naître la ligne, lui qui, littéralement, lui offre sa couleur. Mais c'est lui, également, qui arrête, qui fixe en un espace noir ce qui, dans le trait, était mouvement. Espace où tout commence et tout finit, versant tragique de la légèreté du dessin.
Un tableau de Marie-Claude Bugeaud est le lieu de ce que l'on pourrait nommer un combat sans fin. Deux pratiques s'y rencontrent sans jamais parvenir ni à prendre le pas l'une sur l'autre, ni à se confondre. Le papier découpé est punaisé plus que collé. Le trait émerge d'une série de repentirs que le blanc du fond échoue à dissimuler. Comme si, par cette pratique délibérément rudimentaire, par cette feinte désinvolture, l'artiste se prémunissait contre la tentation de l'élégance, contre la virtuosité des gestes : celui qui trace et celui qui coupe. Comme si l'artiste, enfin, avouait là que sa quête - réconcilier la couleur et la ligne - était placée, d'emblée, sous le signe de l'impossibilité.
Marie-Claude Bugeaud est un peintre de l'oscillation. Entre ligne et couleur, entre abstraction et allusion à quelques motifs - chevelure, bouche….- son travail avance. Des forces s'affrontent et trouvent, dans cet affrontement même, leur juste place. La légèreté des arabesques combat la noirceur des points. La concentration, la pesanteur des points viennent, contre cette légèreté-là, rappeler à l'ordre tragique du monde. Toute légèreté n'est qu'allégement provisoire, sans cesse à reconquérir.
Dans le Livre du Courtisan, Baldassar Castiglione écrit : "il faut fuir, autant qu'il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l'affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d'une certaine désinvolture (sprezzatura), qui cache l'art et qui montre que tout ce que l'on a fait est venu sans peine et presque sans y penser". Une certaine et feinte désinvolture que l'on nomme aussi la grâce.