Surfaces sensibles
par Romain Mathieu
exposition à la galerie Djeziri-Bonn, Paris, 2016
Embarquement pour Cythère : la surface orange a été peinte rapidement, comme si la couleur répondait à une urgence ou à une nécessité, les irrégularités grossières ne sont que la traduction de ce besoin charnel de la couleur. Trois lanières de papier dans la partie supérieure droite dessinent un jeu de courbes qui peut évoquer un pan de rideau, un peu de forme qui se relèverait sur la présence de la couleur et la ferait basculer, embarquer... Sait-on à quel point il est rare et quelle énergie demande aujourd’hui un tel « soulèvement » du monde ? Non pas le retrait ou la fuite vers un ailleurs mais l’ouverture du réel à d’autres possibles, une Concrète fiction, autre titre d’un tableau de Marie-Claude Bugeaud. Bien sûr, l’artiste qui a une conscience aiguë de son temps et de l’histoire, ne peut opérer un tel soulèvement qu’à partir de ce qui reste : bribes, fragments,chutes, la beauté est bien moins triomphante que résistante. Elle est une persistance.Dans ses oeuvres récentes, l’artiste convoque principalement le collage, des morceaux de papiers découpés, parfois retrouvés dans l’atelier qui viennent se disposer dans le tableau.
Chaque peinture est une rencontre entre des formes possibles et l’intensité de la couleur. Ce sont des Installations provisoires – trois points noirs dans un fond rose – où le désir de la forme se concrétise dans celui de la couleur. Baise moi : titre d’un petit tableau rouge et noir. Cette rencontre n’est pas simplement formelle, elle est faite de mémoire, de sensation, d’émotions que les titres viennent signaler après coup.Mouvement sensible de la peinture, sans programme ou absolu moderniste. Points et lignes sont les traces premières à partir desquelles la peinture se déploie en signes multiples. Cette capacité de la peinture de Marie-Claude Bugeaud à investir,à partir de formes simples, une multiplicité de signes, à la fois nourrie de références intimes et collectives, rapproche fortement son oeuvre de celle de Mary Heilmann que l’on a pu voir cet été à la Whitechapel. On comprend aussi que sa peinture soit beaucoup regardée par des artistes plus jeunes. La démarche de Marie-Claude Bugeaud ouvre, depuis de nombreuses années, un chemin qui n’est ni celui de l’évacuation des signes par le monochrome, ni leur présence sous une forme ironique, mais un éclatement du sens à partir de la surface sensible de la peinture.